
On sait depuis quelque temps que les événements importants de la vie d'une personne s'inscrivent dans ses gènes et se transmettent à ses enfants. Cette nouvelle approche de l’analyse de l’ADN est appelée « épigénétique ». Les experts de l’UNIL apportent des éclaircissements.
par Elisabeth Gordon
Les parents ne transmettent pas uniquement leurs gènes à leurs enfants. Ils leur lèguent également la trace d’événements importants qu’ils ont vécus au cours de leur existence, inscrite dans leur patrimoine génétique. C’est l’une des découvertes de l’épigénétique, une discipline qui s’intéresse non pas à la structure des gènes, mais à la manière dont ces derniers s’expriment dans l’organisme.
Winship Herr, professeur d’épigénétique au Centre intégratif de génomique de l’UNIL, et Ivan Stamenkovic, professeur à la Faculté de biologie et de médecine et directeur de l’Institut de pathologie du CHUV, décryptent cet étonnant phénomène.
La génétique progresse grâce à une famine en Suède
À Överkalix, un petit village isolé du nord de la Suède, les responsables de la paroisse ont de tout temps eu le sens du registre bien tenu. Depuis la fin du XIXe siècle, et jusqu’à la fin du XXe, ils ont consigné avec soin les saisons de bonnes et de mauvaises récoltes. Ces documents constituent une mine d’informations pour le spécialiste suédois de médecine préventive Lars Olov Bygren et le généticien britannique Marcus Pembrey, qui ont pu reconstituer les périodes de disette et celles marquées par l’abondance.
En étudiant également l’état de santé de quelques familles du village sur trois générations, ils ont fait une découverte étonnante. Ils ont constaté que l’espérance de vie d’un individu était influencée par celle de son grand-père, qui avait connu, durant sa préadolescence, un des rares hivers d’abondance et avait beaucoup mangé. Ces derniers vivaient en effet sensiblement moins longtemps que les descendants des hommes qui, au même âge, avaient connu la famine, car ils développaient quatre fois plus de diabète de type 2. Les mêmes effets se retrouvaient d’ailleurs dans les lignées féminines…

Les parents transmettent bien plus que leurs gènes aux enfants.
Cette observation était de nature à ébranler les esprits et à bousculer quelques idées admises en génétique classique. Elle apportait en effet une confirmation de ce que certains suspectaient déjà : les parents peuvent transmettre bien plus que leurs gènes à leurs enfants. Le patrimoine qu’ils leur lèguent porte également la trace d'événements importants qu’ils ont vécus.
En termes scientifiques, ce phénomène porte désormais un nom : l'épigénétique. « En grec, "epi" signifie "sur" ou "dessus », explique Winship Herr, qui enseigne cette nouvelle discipline au Centre Intégratif de Génomique (CIG) de l’UNIL. L’épigénétique est donc ce qui se trouve au-dessus de la génétique. » En d’autres termes, précise-t-il, cela recouvre « la façon dont chaque individu va employer les gènes qu’il a hérités de ses parents ».
« La génétique est à l’épigénétique ce que l’écriture d’un livre est à sa lecture. » C'est Thomas Jenuwein, le directeur du Max-Planck Institut of Immunologie en Allemagne, qui a popularisé cette image. Une fois que le livre est écrit, explique le biologiste allemand, le texte (les gènes et l’information stockée sous forme d’ADN) est le même dans tous les exemplaires publiés. Mais cela n’empêchera pas chaque lecteur de l’interpréter à sa façon et d'éprouver des émotions ou d'engager des réflexions qui lui sont propres.
L’ADN, c’est comme un livre de recettes de cuisine
« Je cite souvent cette image dans mes cours », ajoute Winship Herr. Poursuivant dans la même veine livresque, il compare d’ailleurs volontiers l’ADN à un livre de cuisine. Chacun consulte les recettes qui lui sont utiles pour confectionner son repas et en laisse les autres de côté. Il en va de même avec les différentes cellules de l’organisme. Elles renferment toutes, au sein de leur noyau, un même exemplaire d’ADN. Toutefois, chacune ne lit que les pages (les gènes) dont elle a besoin pour confectionner les protéines nécessaires à son fonctionnement.
Cela signifie que si tous les gènes sont présents au sein de la cellule, certains sont activés, « s’expriment » comme disent les généticiens, alors que d’autres sont rendus partiellement ou totalement silencieux par une machinerie cellulaire complexe qui sert d’interrupteur pour les mettre en position « on » ou « off ». Rappelle le professeur au CIG, scientifiquement parlant, l’épigénétique est donc l’étude de « la régulation de l’expression des gènes ».

Une spécialité prisée dans les laboratoires.
Si le terme « épigénétique » est actuellement à la mode – « c’est plus chic de dire les choses ainsi », dit en riant le professeur de l’UNIL qui a choisi ce terme pour intituler son cours –, les généticiens s’intéressent à l’expression des gènes et à tout ce qui permet de la contrôler depuis quelques décennies.
Ce phénomène intervient en effet dès le début de la division cellulaire. « La vie commence avec une seule cellule qui va se diviser et proliférer jusqu’à donner un organisme entier, multicellulaire. » Au départ, les cellules étaient pluripotentes, c’est-à-dire susceptibles de donner naissance à tous les types de cellules qu’un organisme compte, mais au cours du développement embryonnaire, elles vont se différencier et se spécialiser en cellules du foie, du cœur ou de la peau. C’est à ce stade qu’interviennent les différents mécanismes chargés d’activer ou d’inactiver les gènes.
L’ADN de toutes nos cellules mis bout à bout permettrait d’aller cent fois de la Terre au Soleil
L’un de ces mécanismes utilise une réaction chimique simple : la méthylation. Elle consiste à accrocher de nouveaux groupes méthyles, formés d’un atome de carbone lié à trois atomes d’hydrogène, sur l’ADN. L’ADN est constitué d'un enchaînement de quatre lettres, ACGT, et, normalement, « seule la base T est méthylée », explique Winship Herr.
Mais, dans certaines circonstances, un groupe méthyle « vient s’attacher au C des paires CG ». Cela ne change pas la séquence de l’ADN, donc cela n'affecte pas la génétique, mais cela modifie l’épigénétique. « Dans la plupart des cas, si un gène est méthylé, son expression est réprimée », indique le spécialiste. Autrement dit, le gène ne remplit plus – ou mal – la fonction qui lui est dévolue.
Un autre mécanisme fait intervenir le nucléosome, un ensemble de protéines (les histones) autour desquelles les brins d’ADN sont enroulés. Il faut en effet savoir que si elle était dépliée, la molécule d’ADN présente dans chacune de nos cellules aurait une longueur de deux mètres, précise le professeur d’épigénétique. Si l'on met bout à bout les ADN de toutes les cellules de notre organisme, la distance équivalente à plus de cent fois celle de la Terre au Soleil est atteinte ! Pour pouvoir entrer dans le noyau cellulaire, « l’ADN doit donc être compacté, et c’est le nucléosome qui s’en charge ». L’ensemble ADN-histones se présente en fait sous une forme sphérique, donnant à l’ensemble l’apparence d’un collier de perles appelé chromatine.
Comment réduire les gènes au silence?
« La chromatine peut être compacte ou, au contraire, lâche », précise Ivan Stamenkovic, professeur à l’UNIL et directeur de l’Institut de pathologie du CHUV. Selon son état, elle permettra ou non aux protéines qui régulent la transcription des gènes d’interagir avec l’ADN. » En d’autres termes, si des enzymes modifient la chromatine de manière à la rendre plus compacte, c'est-à-dire qu'elles resserrent les mailles du filet, les gènes ne seront alors plus accessibles à la machinerie cellulaire chargée de transcrire leurs informations pour fabriquer des protéines. Une fois encore, les gènes eux-mêmes ne sont pas modifiés, mais ils sont réduits au silence.
Une autre manière de faire taire les gènes consiste à exercer la censure non pas directement sur eux, mais par le biais des microARN qui transfèrent leurs instructions aux usines de fabrication des protéines. La méthode est différente, mais le résultat est le même : « Cela conduit en quelque sorte à déstabiliser ces gènes et à diminuer ou à inhiber complètement leur expression », explique le pathologiste qui est aussi le vice-doyen de la recherche de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL.
De nouvelles pistes pour traiter le cancer.
Il s’agit là des mécanismes d’épigénétique les mieux connus, mais « il en existe d’autres », précise Winship Herr. Tous affectent profondément le fonctionnement de l’ADN et sont désormais scrutés à la loupe par les chercheurs. Après avoir obtenu la carte du génome humain, les biologistes s’attachent maintenant à dresser celle de l’épigénome, qui recensera « toutes les modifications du nucléosome et leur emplacement ». Le professeur d’épigénétique de l’UNIL et son équipe y travaillent déjà, dans le cadre de SystemsX, un programme de recherche d’envergure lancé par la Confédération pour promouvoir la biologie systémique.
L’enjeu est d’importance, car les modifications de l’expression des gènes sont à l’origine de dérèglements qui peuvent conduire au développement de toute une série de maladies. « L’épigénétique permet d’expliquer un certain nombre de phénomènes que l’on ne comprenait pas, notamment dans le domaine du cancer », constate Ivan Stamenkovic. La connaissance des mécanismes qui activent ou inhibent l’expression des gènes permet d’ailleurs déjà d'identifier de nouvelles cibles thérapeutiques potentielles et d’envisager de nouvelles pistes de traitements.
L’alimentation et le stress influenceraient nos gènes
Outre ses implications dans le domaine médical, l’épigénétique montre également que nos modes de vie peuvent avoir des répercussions non seulement sur notre propre santé, mais aussi sur celle de nos descendants. L'alimentation en fait partie, comme l'ont montré Lars Olov Bygren et Marcus Pembrey. « C’est certain », commente Ivan Stamenkovic, qui précise toutefois « qu’il s’agit de phénomènes assez subtils que l’on ne sait pas encore très bien mesurer ». Un niveau élevé de stress « pourrait aussi avoir un effet sur l’expression de différentes catégories de gènes et altérer, par exemple, la réponse immune, qui a un effet inhibiteur sur le cancer », souligne le pathologiste. La question reste en suspens, mais il serait intéressant de l’étudier. »
Pourquoi de vrais jumeaux développent-ils des maladies différentes ?
L’épigénétique permet ainsi d’apporter des éléments d'explication à certains mystères que la génétique ne permettait pas de résoudre. Par exemple, pourquoi de vrais jumeaux, vivant dans un même environnement et ayant hérité des mêmes gènes, peuvent-ils développer des maladies très différentes au cours de leur vie ? Elle s’invite ainsi dans le fameux débat sur les rôles respectifs de l’inné et de l’acquis, où elle apporte une certaine confusion en montrant que le second peut également être hérité.
En révélant l’existence d’un monde au-delà de la génétique, elle porte aussi un coup à la théorie de « l’ADN tout-puissant ». Pour autant, il ne faut pas surestimer son rôle. « L’épigénétique peut embellir une deux-chevaux, mais elle ne la transformera jamais en Rolls-Royce », dit en riant Winship Herr. Elle ne changera pas non plus une souris en un être humain. »
Quoi qu’il en soit, Ivan Stamenkovic constate que cette nouvelle discipline est en pleine ébullition. Un avis partagé par Winship Herr qui constate que « le mot-clé régulation de l’expression des gènes » est le plus coché dans les projets présentés par les étudiants de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. Nul n’en doute, l’épigénétique est promise à un brillant avenir.
source: http://wp.unil.ch/allezsavoir/si-grand-pere-sest-goinfre-dans-sa-jeunesse-son-petit-fils-risque-de-vivre-moins-longtemps/
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